Article très intéressant !
http://www.evene.fr/musique/actualite/rock-femmes-gossip-patti-smith-janis-joplin-2580.php
Sois belle et chante
LES FILLES SONT-ELLES NULLES EN ROCK ?
Julien Demets pour Evene.fr - Mars 2010
En ce 8 mars 2010 marqué par la centième édition de la Journée de la femme, Evene prévoyait de rendre hommage à toutes celles qui ont changé l'histoire du rock. Mais il a bien fallu se rendre à l'évidence : elles n'étaient pas assez nombreuses...Respectée depuis peu sur la scène politique française, la parité a déjà cours depuis longtemps sur la scène musicale. Ella Fitzgerald et Billie Holiday sont deux géantes du
jazz. L'histoire de la
countrys'est écrite au féminin (Patsy Cline, Loretta Lynn, Dolly Parton, Lucinda Williams…), celle de la
soul également (Aretha Franklin, Mary Wells, Gladys Knight). Madonna règne sur la
variété. Quant à la
chanson française, elle se réfère aujourd'hui encore aux grandes Fréhel, Piaf ou Gréco. Et le r
ock , dans tout ça ?
Les "e" muetsLe rock'n'roll a un roi, Elvis Presley, mais pas de reine sinon... Little Richard ! L'interprète de 'Tutti Frutti', dont les textes recèlent de formules d'argot homosexuel, s'en est lui-même décerné le titre. C'est dire le peu de place laissé aux rockeuses. La liste des pionniers des années 1950 permet à elle seule de constater que cette musique, dès sa naissance, est dominée par les hommes : pour une Wanda Jackson à peine connue du public international, combien d'Elvis, de Gene Vincent, de Buddy Holly, de Chuck Berry ou d'Eddie Cochran ? Cette asymétrie va perdurer plusieurs décennies. De Moe Tucker, batteuse du Velvet Underground, à Meg White, celle des White Stripes, les filles occupent généralement des postes secondaires. Rares sont celles qui écrivent ou, du moins, président aux destinées de leur groupe : Stevie Nicks (Fleetwood Mac), Kim Gordon (Sonic Youth) et Kim Deal (Breeders, Pixies) sont des exceptions.
Il n'existe aucun équivalent féminin aux Beatles et aux Rolling Stones. Quant aux girls-groups tels que les Ronettes ou les Shangri-Las, interprètes de certains des plus grands chefs-d'oeuvre de la pop, ils n'étaient que les créatures de producteurs tapis dans l'ombre (Phil Spector pour les premières, George "Shadow" Morton pour les secondes).
Par leur autonomie artistique et leur influence, elles ne sont au final qu'une dizaine à avoir réellement compté : Janis Joplin, Nico, Patti Smith, Marianne Faithfull (mais seulement à partir de la fin des années 1970) ou Tina Turner (son jeu de scène bestial, surtout, fut révolutionnaire ; artistiquement, la chanteuse n'aurait pas existé sans le tutorat d'Ike Turner ou de Phil Spector). Le mouvement punk a également fait progresser la condition des rockeuses en révélant Lydia Lunch, Siouxsie, Chrissie Hynde des Pretenders (première grande leader d'un combo masculin) ou The Slits (quoique peu connues du grand public, Ari Up et sa bande ont réinventé le girls-group et inspiré tous les combos de filles enragées comme les Au Pairs, L7 ou Hole). (1) Grace Slick (Jefferson Airplane) ou Poly Styrene (X-Ray Spex) n'avaient pas moins de talent mais sont restées des figures cultes.
Or, on ne parle ici que des filles qui, comme Elvis, Chuck, Gene ou Buddy, comme Bob Dylan, Lou Reed, David Bowie, Iggy Pop, Jim Morrison, Ray Davies ou Johnny Rotten, comme chaque Beatle, chaque Who ou chaque Stone, ont créé un prototype. Ce qui exclut également PJ Harvey, au talent et au succès incontestables, mais qui n'est au fond qu'une déclinaison de Patti Smith.
Les filles non-violentes ?Une femme avec une guitare électrique : l'image surprend toujours, comme si quelque chose clochait. Comme si le rock entrait dans la catégorie des "trucs de mecs" aux côtés du foot, des voitures et des films avec Steven Seagal. En cause, un balisage quasi systématique, alimenté par la critique et répercuté sur le public, de la fonction des femmes. Parce que le rock se définit, depuis sa création, par son rythme et sa violence, on attend des rockeuses qu'elles apportent "une touche de douceur dans un monde de brutes". D'ailleurs, jusqu'aux années 1970 et Patti Smith, elles restaient cantonnées à une pop sans guitare : les girls-groups mais aussi Dusty Springfield, Sandie Shaw, Dionne Warwick… Mais pourquoi n'auraient-elles pas droit, elles aussi, de hurler dans un micro ?
Il n'est pas anodin de constater que les artistes féminines qui se sont imposées ont justement adopté une attitude de garçon manqué, anti-glamour, à l'opposé de ce qu'on demande habituellement à une chanteuse pop. A savoir : sourire, se maquiller en rose et chanter le bonheur d'avoir un petit ami. Janis Joplin se soûlait et jurait comme un charretier. Patti Smith s'amusait à uriner debout sur scène et refuse toujours de raser sa moustache. Dans 'Typical Girls', les Slits raillent pour leur part les "filles sensibles qui craignent les odeurs naturelles, achètent des magazines, restent près de leur homme, ne se rebellent pas, ne créent rien". Le "sexe faible" est un cliché auquel L7, porte-drapeau de la scène Riot Grrrls (2), apporte un bruyant démenti : mettez-lui une guitare entre les mains et il jouera aussi fort qu'un groupe de metal !
La libération sexuelle… pour nous les hommesQuel est le plus grand rôle tenu par la femme dans la tradition rock ? Quand les garçons rêvent d'être un Rolling Stone, les filles rêvent juste de sortir avec un Stone. Celui de groupie. Une passivité qui montre que l'évolution des moeurs prônée par cette musique a surtout profité aux hommes. Produit d'une société puritaine, s'adressant en priorité aux classes moyennes bienséantes, "le rock'n'roll reste assez traditionnel dans sa conception du rôle des hommes et des femmes dans la sexualité", constate le musicologue américain Glenn C. Altschuler. (3) "Bien qu'agissant contre la pudibonderie, il approuve rarement le sexe en dehors d'une relation établie (…). Il est une forme de contrôle du sexe autant que d'expression du sexe." En effet, même lorsqu'il chante la débauche, le rock perpétue l'image classique du mâle dominant, à qui revient la charge de conquérir sa (ses) belle(s). Quantité de chansons exaltent le désir masculin, mais un nombre infime laisse l'initiative aux femmes (à l'inverse du disco, qui a permis 'Love Hangover' de Diana Ross ou 'Love to Love you Baby' de Donna Summer). Celles-ci sont condamnées à se pâmer.
Ainsi, dans 'Soldier Boy' (numéro un aux Etats-Unis en 1962), les Shirelles chantent qu'elles seront "fidèles à leur premier et dernier amour". Et chaque chanson des Ronettes idéalise le petit ami (Ronnie Bennett promet de "vivre et mourir pour toi seul" dans 'You Baby'). En guise de plan drague, les Stones répondent par le méprisant (mais sublime) 'Under my Thumb' (1965), dans lequel Mick Jagger compare une fille à un animal domestique… Ce n'est pas un hasard non plus si aucune "guitar-héroïne" n'est recensée : le musicien de hard rock astiquant son manche est l'image absolue de cette virilité triomphante. Même l'homosexualité n'est vue, dans le rock, qu'à travers des yeux d'hommes, ceux de Lou Reed, David Bowie et de leurs héritiers, Morrissey ou Brett Anderson (Suede). Bref, plutôt que de libérer les deux sexes, le rock a surtout affirmé les désirs masculins. Une émancipation à deux vitesses que le hip-hop creuse jusqu'à la misogynie : les femmes s'y font encore plus rares ou sont réduites à des objets.
Beth Ditto peut-elle tout changer ?Courtney Love, Suzanne Vega, Tori Amos, PJ Harvey, Alanis Morissette, Shirley Manson ou Fiona Apple ; les années 1990 et 2000 ont consacré des auteurs-compositrices-interprètes maîtresses de leur art, aptes désormais à combiner succès commercial et personnalité artistique. Mais le fossé s'est encore creusé entre celles-ci, qui puisent leurs fans dans le lectorat de Rolling Stone, et la pop "OK Podium", qui condamne ses chanteuses à un rôle de petite fille modèle – avec tout de même une plastique avantageuse – auquel elles-mêmes ne croient plus (les déboires de Britney Spears sont finalement très rock'n'roll !). Obèse, velue, grande gueule, mais également chouchoute de MTV et des Unes de magazines people, Beth Ditto, la chanteuse de The Gossip, relie pour la première fois ces deux univers. Il n'y aurait rien de surprenant à ce qu'elle enregistre un jour un duo avec cette même Britney. Certains l'accuseront peut-être de dissoudre le féminisme radical dans un bain de clowneries médiatiques mais son influence, à long terme, dépassera largement celle des Riot Grrrls. En attendant, la scission perdure, y compris en France. Si Anaïs apporte un peu de dérision aux chansons d'amour, il reste Rose et son tube 'La Liste', dans lequel elle expose la vie de couple rangée qu'elle rêve de mener avec son amoureux, pour perpétuer cette tradition de chansons "pour filles" glorifiant le petit ami comme un père, un protecteur, un super-héros. Et devinez quoi ? Janis Joplin est citée dans les paroles…
(3) Dans son ouvrage 'All Shook up : how rock'n'roll changed America', Oxford University Press, 2003.
Julien Demets pour Evene.fr - Mars 2010